Pourquoi Emmanuel Carrère a écrit Limonov, pourquoi le lire ?

« L’homme qui se juge supérieur, inférieur ou même égal à un autre homme ne comprend pas la réalité » . Cette citation figure dans le livre d’Emmanuel Carrère, comme provenant d’un sutra bouddhique. Carrère ajoute : « comme Limonov je ne (peux) pas rencontrer un de mes semblables sans me demander plus ou moins consciemment si je suis au-dessus ou au-dessous de lui et en tirer soulagement ou mortification » . Et il termine en notant que cette citation bouddhique « est le sommet de la sagesse…. Faire ce livre, pour moi, est une façon d’y travailler. »
Pour beaucoup d’entre nous, lire un roman, lire une biographie c’est aussi faire l’expérience de cette comparaison, de cette différence entre notre vie et celle du sujet ou du personnage. Grâce à Carrère, la singularité du héros/aventurier se détache comme du zinc découpé sur un ciel d’azur. Rien n’est ordinaire. Limonov est d’abord un jeune délinquant à Kharkov en Ukraine, puis fait partie de l’underground moscovite, écrit des poèmes et émigre aux US. A New-York, il est tour à tour journaliste, SDF, puis majordome d’un riche américain. Il fréquente les poètes américains de l’époque. Limonov relate son aventure new-yorkaise dans trois récits ou romans : Journal d’un raté, Histoire de son serviteur, Le poète russe préfère les grands nègres.
Puis, vivant à Paris, parce que ses romans y sont traduits ou publiés, il se construit une réputation dans l’intelligentsia de l’époque, et fréquente Jean-Edern Hallier.
Au début des années 90 , il est engagé volontaire du côté Serbe lors de la guerre contre les croates puis dans la guerre du Kosovo. De retour à Moscou, il fond le Parti National Bolchevique. Il est arrêté pour trafic d’armes et tentative de coup d’état. Il purge deux ans de prison et est libéré sous pression internationale. Le livre relate aussi dans des avec force détails plutôt crus, les relations amoureuses et frasques sexuelles de Limonov.

La gamme des situations expérimentées par Limonov est assez impressionnante. Il se décrira par la suite dans une interview comme une version moderne d’Ulysse.

En dehors de cette variété extrême, qu’y a t-il de singulier dans la vie de Limonov ? Le passage final sur ses séjours dans les différentes prisons est surprenant et instructif. Il constitue une expérience singulière dans une vie singulière. Et la singularité de cette expérience est qu’elle inverse diamétralement la manière d’agir du héros : avant la période d’emprisonnement, le comportement de Limonov est fait d’impulsions chaotiques pour, à tout prix, éviter l’anonymat, la vie morose et sans joie de ses parents. En prison, c’est l’inverse. La retenue est de mise. Dans la deuxième prison où il séjourne, Limonov fais la connaissance de Pacha Rybine, grand criminel et grand pratiquant de yoga et de méditation. Rybine apprend à Limonov à méditer sur sa respiration. Limonov comprend l’intérêt de cette technique, s’y adonne régulièrement et l’intègre à sa journée. A Engels, dans la dernière prison qu’il connaîtra avant sa libération, la prison la plus dure, il a pour tâche de nettoyer des toilettes pendant quatre heures. Il s’y emploie avec attention, sans rêvasser. Il continue à méditer, observe le flux de sa respiration dans la journée. Il apprend par cœur des nouvelles qu’il compose dans sa tête, pour plus tard pouvoir les retranscrire. Il cultive des relations positives avec ses co-prisonniers qui le respectent et qu’il ne juge pas. Il est à l’aise avec la situation et compose avec cet univers dur, restrictif. Il trouve sa place aux sein de ces multiples contraintes….avec humanité. D’une certaine manière, il est au mieux de sa forme, au mieux de sa sagesse

Après cette lecture, juger Limonov, qu’on pourra tour à tour mépriser, haïr ou admirer, apparaît bien difficile. Et nous avons peut-être acquis ou renforcé cette sagesse du sutra : ne pas juger, ne pas se comparer car toute comparaison est inutile tant chaque vie est singulière.

Limonov d’Emmanuel Carrère, POL 2011