Perceval : apprendre de la folie

Dans Recovering Sanity: a compassionate approach of the understanding and treatement of psychosis (2003), ( Retrouver la raison: une approche compassionnelle de la compréhension et du traitement de la psychose), le psychiatre Edward Podvoll, élève de Chogyam Trungpa, offre une nouvelle perspective sur la nature de la psychose et de son traitement, mettant l’accent sur la capacité naturelle, inhérente de l’esprit à se soigner lui-même. Le livre prend le contre-pied des croyances de la psychiatrie institutionnelle, qui mise largement sur le traitement pharmacologique, et surtout, ne croit pas à la rémission des psychoses. Pour Podvoll, une rémission authentique d’une psychose est possible à condition qu’environnement et/ou personne malade, encouragent et soutiennent ce qu’il appelle les « îlots de lucidité » (« islands of clarity ») Pour illustrer et démontrer son propos il se sert de l’expérience de quelques individus et identifie les séquences d’événements qui mènent à la folie ainsi que les séquences d’événements qui mènent à la rémission naturelle. Il insiste sur la dimension spirituelle du calvaire psychotique et sur sa relation aux expériences corporelles.

Le premier sujet d’étude est probablement le plus pertinent et le plus éblouissant. Il s’agit de l’histoire de John Thomas Perceval (1803-1876) un noble Anglais, fils d’un premier ministre, qui fut interné contre sa volonté dans un asile de fous à l’âge de 29 ans. Après être sorti de l’asile, il publia son journal qui documentait à la fois son voyage vers la folie et son auto-guérison progressive et semée d’embûches. Ce remarquable journal fut redécouvert 150 ans après sa publication et republié par Gregory Batheson. Il raconte la lutte d’un homme avec sa psychose, il documente les phases et précise la méthode qui lui permit de recouvrer la santé. Perceval montre une bravoure extraordinaire à la fois dans cette lutte interne contre ses démons mais aussi dans la lutte contre l’institution psychiatrique pour obtenir sa liberté. C’est un témoignage fascinant contre ce que Podvoll appelle la « mentalité de l’asile ».
Le propos est bien de défendre une psychiatrie qui ne maltraite plus, qui n’infantilise plus mais qui puisse favoriser la guérison des malades.
Que sont ces îlots de clarté : ce sont les moments ou Perceval doute de la réalité de ces propres hallucinations, et revient à la raison en se reconnectant à ses sens. Il parle de s’empêcher de se trouver dans un mauvais état d’esprit « en gardant ma tête avec mon cœur et mon cœur avec ma tête ». Il s’emploie à faire un effort particulier pour se rappeller aux sensations (odeurs, saveurs, toucher, couleurs, formes, sons) du monde physique. C’est cette synchronisation du corps et de l’esprit qui le rend moins susceptibles aux délusions.
Un certain nombre d’outils/stratégies pour retrouver la raison sont identifiées par Podvoll dans le journal:

le processus de guérison est basé sur une auto-observation,
Perceval observe qu’en occupant son corps et son esprit à des tâches physiques il est moins vulnérable à sa folie,
Perceval apprends à refuser les fascinations et sollicitations hallucinatoires,
Perceval se rendre compte de la nocivité de l’environnement qu’est l’asile et génère une compassion envers lui-même et ses compagnons d’infortune.

Qu’est-ce qui est pertinent pour nous qui ne sommes pas fous dans l’étude de la folie, de sa genèse, et de son traitement ? C’est la question que je me pose en lisant et réfléchissant au livre de Podvoll. Car, comment définissons-nous notre santé mentale ? Sûrement , nous avons tous des périodes, des moments, où nous avons conscience d’agir ou de réagir de manière inadaptée (trop impulsive, trop irréfléchie, trop négative ou agressive), et où en le faisant nous nous désorientons et entrons dans un territoire qui à la fois nous fait peur et nous attire. Mais nous faisons tous ce voyage, plusieurs fois, parfois, pour certains, plusieurs fois par jour. Parfois lors d’une crise, le voyage dure, mais la réalité n’est pas perdue de vue, le monde partagé avec d’autres, le monde partageable est peut-être distant, mais nous allons accoster.
Ce qui est lumineux dans l’histoire de Perceval, c’est que le retour à la réalité se fait malgré les conditions physiques et morales atroces de l’asile ou l’environnement est celui de la maladie mentale des autres et du mauvais traitement des gardiens. Le retour à la réalité se fait envers et contre tous. Il se fait à partir d’une auto-thérapie progressant lentement qui part de l’ expérience de Perceval et compose petit à petit les principes, les stratégies, les règles de conduite qui lui permettent de sortir de sa folie, de ses hallucinations, de ses angoisses et de revenir à du plus calme.

Quelle est cette réalité de la santé mentale ? Comment est-ce que je sais que je ne suis pas fou ?
Je sais que je ne suis pas fou, la plupart du temps, parce que je sais que je suis dans une réalité partageable. Je puis être avec d’autres qui pour moi ne sont pas fous. C’est la vision normative : je ne suis pas fou parce que je m’accommode du monde et lui de moi et je partage cette expérience avec d’autres. Cette vision de la santé mentale est nécessaire. Mais elle peut être limitative, coercitive et selon l’environnement conduire à la normalisation de la folie collective (par exemple le nazisme).
Il faut donc une autre définition qui nous est donné par Perceval. Il s’agit plutôt d’une condition : Je ne suis pas fou si mon cœur est avec ma tête.

Nous avons de la chance d’être relativement sain d’esprit car les souffrances de la psychose semblent très intenses. A un moindre degré, nous pouvons prendre soin de nous en suivant les mêmes principes que Perceval, adaptés à notre condition:

en nous auto-observant pour pouvoir mieux choisir les actions appropriées
en synchronisant notre corps et notre esprit, dans des tâches physiques pour être moins vulnérables à nos émotions conflictuelles
en nous apprenant à être conscient et à ne pas suivre nos pensées et émotions négatives : colères, jugement négatifs sur les autres, fascination du pouvoir, du sexe, de l’argent,….( ce sont à notre niveau nos hallucinations)
en nous rendant compte de la difficulté que peut représenter l’environnement mental, social, professionnel ou familial, le nôtre, celui de nos proches, celui d’autres plus éloignés, nous générons de la compassion envers nous-même et envers les autres.

Faire cela, être cela, c’est garder le cœur avec la tête.

Le livre de Edward Podvoll a été traduite en français sous le titre
« Psychose et guérison : les chemins de la compassion »
Le journal de Perceval a été traduit en français sous le titre
Perceval le fou : autobiographie d’un schizophrène »