La retraite de rue

Il s’agit de vivre trois jours et trois nuits dans la rue en partageant son expérience avec un petit groupe d’autres « retraitants », sans argent, sans portable, sans montre et dans mon cas, juste avec un sac plastique contenant une couverture en polaire et un poncho en cas de pluie. Les vêtements que je porte sont usagés et troués. Je ne me suis ni rasé ni lavé les cheveux pendant les cinq derniers jours. Nous sommes huit à nous retrouver place de la République ce vendredi de mai en milieu de journée: trois femmes, cinq hommes.

Cela fait longtemps que j’ai le désir de faire une retraite de ce type. Depuis que j’ai lu il y a vingt ans environ, un article sur Bernie Glassman, l’américain, qui a créé ces retraites de rue.

S’engager dans une telle retraite comporte différents enjeux. Il m’a fallu longtemps pour mûrir ma décision d’y participer. Sans doute la peur sous-jacente, et le tracas de faire la place dans ma vie pour y caser ces journées.

Nous sommes huit, et très vite, je suis confiant que je suis avec un groupe solide. La retraite est guidée par Michel Dubois, qui est un élève de Bernie Glassman, un enseignant dans la tradition zen et un homme d’action très engagé auprès des démunis, ayant été, pendant plusieurs années, la cheville ouvrière d’une association qui distribue des repas gratuits. Avec Emmanuel, qui organise aussi la logistique de la retraite, ils connaissent très bien les différents lieux où l’on peut se nourrir gratuitement… ainsi que les horaires et les jours de la semaine.

Avant la retraite, chacun de nous a du quêter des donations à notre entourage et c’est la totalité de ces dons qui sera reversée à l’une des associations qui offre des repas gratuits dont nous aurons bénéficié durant la retraite. Commencer à être en position de demandeur et de receveur. Faire passer le message d’un intérêt pour les « invisibles » de la rue. Pas besoin de chercher à convaincre. Je m’aperçois que les personnes à qui je demande de participer sont plutôt réceptives. J’ai un peu l’impression d’être un aventurier et personne ne me dit « oh, j’aimerais tellement faire aussi une retraite de rue », mais on pose des questions. Une vingtaine de personnes me soutiennent dans cette entreprise. J’inscrits leur prénom sur un petit carton que je perce et je réunis ces cartons par un fil pour qu’ils forment une sorte de bracelet ou collier. Ca s’appelle un mala, un outil symbolique pour penser aux personnes qui ont eu un élan de générosité pour cette action.

Durant cette période, je ne pense pas trop aux difficultés de la retraite, mais quelques jours avant, je suis un peu plus anxieux. Je me demande comment je vais faire pour uriner et le reste. De ce que j’ai lu sur les retraites passées, cela semble un souci majeur…avec celui de trouver le bon endroit ou dormir. Bon, je suis engagé. En plus, avec tous ces dons, ça serait difficile de ne pas terminer. Je fantasme sur les raisons de ne pas terminer: maladie, accident, agression…

Se retrouver avec le groupe fait du bien. Trois des participants ont déjà fait une ou plusieurs retraites.

Chaque matin et chaque soir, nous nous réunissons en cercle assis par terre pour faire un « cercle de la parole et de l’écoute »: chacun parle à tour de rôle, sans être interrompu et témoigne devant le groupe de ses réflexions, de ses découvertes, de ce qui se passe en elle ou en lui. Ce sont des moments de partages que j’apprécie beaucoup, parfois assez intenses.

Etre dans la rue, même relativement protégé, même avec l’idée du retour au domicile avec un bon lit dans trois jours, nous impacte tous. Nous quittons chacun un peu notre personnage, pour nous retrouver dans un corps qui n’actionne plus les tâches sociales habituelles, un corps qui vadrouille dans la ville, sans autre but que de survivre.

Plus que jamais je suis sensible au bruit. Les rues de Paris sont bruyantes. Il y a ce brouhaha permanent que je crois nous ne quitterons pas. Vrombissements, accélération, pollutions.

La première aventure est la traversée du marché de Belleville, marché compact, avec vendeurs de menthe et de persils au milieu des travées des stands bâchés : couleurs, sons, odeurs, abondance, diversité, joie. Il faut faire attention à ne pas perdre des yeux les autres membres du groupe. Nous avançons lentement. Chaque jour un point de repli est donné au cas où l’un d’entre nous ne retrouverait plus le groupe. Nous glanons des fruits et quelques légumes qui sont à jeter. Cela servira de déjeuner.

Le soir, nous nous dirigeons vers une ancienne caserne de pompier dans laquelle des bénévoles de l’armée du salut servent des repas gratuits. La caserne encore fermée, nous faisons un deuxième cercle de parole et d’écoute pas loin sur un terre-plein au milieu d’un carrefour. Les camions bennes tournent autour en nous dévisageant. Je remarque les traces de la pluie qui commencent à tomber sur le macadam, elles sèchent progressivement et dessinent des formes en mouvement, comme une calligraphie tachiste perpétuellement renouvelée. Je me sens bien.

Les repas sont la grande expérience qui nous met dans la proximité des pauvres, des indigents. Ce soir là, nous nous retrouvons à faire la queue parmi ceux qui semblent en majorité des migrants : Soudanais, Afghans, Erythréens…. peu de possibilités d’échange par la parole, mais il y a bien un partage. Parfois, le sentiment d’être un voyeur, de n’être pas à sa place et au fond de profiter de la misère. Qu’est ce que j’ai à apporter? Qu’est-ce que j’ai à offrir? Pour le moment, je suis comme eux : je prends la nourriture que l’on me donne… et je suis reconnaissant, reconnaissant envers ces bénévoles qui me sourient et qui accompagnent leurs gestes de paroles bienveillantes, « bonjour », « comment ça va? ». Je me sens bien traité.

Dîner rapide, il y a plusieurs services et on est invité à ne pas traîner. A la sortie, l’expérience imprévue de toilettes à la turque immaculées.

En fin de journée, à l’approche de notre lieu de campement, l’odeur de l’humidité mélangée au parfum des tilleurs en fleur que brasse le vent frais de fin de journée. L’intensité du parfum.

La première nuit, nous dormons derrière les buissons d’un parc. Nous devons d’abord récupérer des cartons pour nous protéger de l’humidité du sol. La nuit est une épreuve, j’ai du mal à dormir sur le côté. Certains ont pris un sac de couchage dans leur sac à dos. Pas moi. Je retiens l’idée pour la prochaine fois. J’ai un peu froid. Il ne pleut pas suffisamment fort pour que nous soyons atteint par les gouttes. La pluie reste dans les arbres et s’arrête. Nous nous installons pour dormir vers 10h, je dors mais mal et me réveille trop tôt. Je vais être en manque de sommeil durant ces trois jours et me sentir parfois fatigué, parfois un peu épuisé. L’une d’entre nous se réveille dans la nuit face à deux yeux brillants qui s’éloignent rapidement : un rat. Découverte : quand on est un sans abri, on rencontre souvent des rats.

Durant les journées qui suivent nous allons parfois nous séparer en binôme ou trinômes. C’est aussi l’occasion de faire connaissance. Nous parlons librement car nous avons le sentiment que l’écoute est bienveillante. Notre vie est dans notre perspective. Nous parlons vrai, je crois. Parfois, certains choisissent de rester seul.

La deuxième nuit, nous la passons vraiment dans la rue, sur le trottoir. C’est nettement moins bien que les buissons dans le parc. Nous voyons une colonie de rats qui sont sous les voitures, prêts à se repaître de ce qui dépasse des poubelles. Non loin, deux blacks non identifiés, dorment à même le sol du trottoir. Pendant que je trouve le sommeil, une collègue déplace précautionneusement mes chaussures près de ma tête : des rôdeurs repèrent ce qui pourraient les intéresser….rôdeurs, rongeurs…..songeur. Je me rendors, tant bien que mal car le temps s’est sérieusement rafraîchi et j’ai assez froid, je me contorsionne pour que ma couverture couvre absolument tout mon corps et…. j’y arrive. Nous nous réveillons vers 6h, pour remettre le cap vers le Marais. C’est dimanche. Petit arrêt dans l’église de Saint-Gervais à huit heures pour l’office où nous ne restons pas mais pouvons observer la présence des moines et des moniales des fraternités de Jérusalem, toutes de blancs vêtues agenouillées en silence à même le sol du choeur.

Dans une rue du Marais, les soeurs missionnaires de la charité proposent un déjeuner dès neuf heures, il est recommandé d’arriver tôt, surtout le dimanche, où les options sont moins nombreuses. Après avoir attendu quelques temps pour que la porte s’ouvre, nous entrons dans une salle où nous serons environ une cinquantaine. Ici, chacun est invité à s’asseoir. Les repas sont servis et plus qu’abondants : au menu du poulet chaud avec du riz et légumes, des oeufs durs, de la salade, un dessert, des fruits. Un asiatique en face de moi qui fait partie d’un groupe de personnes plus âgées remplit ses tupperware. Il ne mange pas mais repartira avec son sac pour partager son repas avec sa femme – c’est ce que ses voisins racontent après qu’il soit parti. Je suis seul, isolé de mes camarades. C’est mieux ainsi. Selon un mode convenu, les convives qui se connaissent s’échangent et se redistribuent les vivres : pain, oeufs durs, légumes, poulets changent parfois d’assiette ou de place. Lecture d’un passage de la bible par une soeur au centre. La salle est archi bondée. Le deuxième service ne va pas tarder. Je ressens la détresse ou l’anxiété de certains convives plus jeunes, isolés, qui ne parlent pas. J’offre mon deuxième oeuf dur à mon voisin d’en face qui le stocke sans mot dire après m’avoir remercié d’un faible sourire. Nous faisons partie du paquet des pauvres, dans toute leur humanité. Il y a une atmosphère de moyen-âge….charité, parole de Dieu, pauvreté et misère, la cour des miracles et les bons samaritains. Quelques uns des convives, fermant les yeux participent aux prières, conformisme ou piété réelle? un peu des deux?

Par la suite, expérience de la manche dans la rue, avec deux autres collègues au coin de la rue du Faubourg Saint-Antoine et de l’avenue Ledru-Rollin. Si les gens me regardent, je demande une donation pour la retraite du rue. Une femme s’arrête, je lui explique. Elle pense que tout le monde a le potentiel pour se retrouver à la rue, la précarité économique. J’accumule ainsi quelques euros après avoir vu l’indifférence, le détournement de regard de la quasi totalité des passants. Je comprends trop bien. C’est la règle du jeu, n’est-ce pas? indifférents pour survivre, pour se protéger. Mais quel est le prix?

Il ne s’agit pas d’économie au fond, il s’agit d’images, d’histoires, de ce que nous croyons être, de ce que nous nous racontons être. Non, nous ne sommes pas comme ça. Nous sommes mieux. Nous en avons de la chance, de pouvoir nous préserver de la misère.

Nous reprenons notre marche progressive vers les hauteurs de Paris, demandant aussi dans les restaurants si nous pouvons avoir quelque chose à manger pour notre repas du soir. Quelques uns d’entre nous ont quelques succès. Je me sens épuisé. C’est la dernière nuit.

Les temps de méditation, il y en a peu près deux ou trois par jour. Le dernier jour, je choisis de dormir pendant la méditation. Je m’étale dans l’herbe d’un square où nous nous sommes réunis. Je suis réveillé par un camarade.

La dernière nuit, nous retournons derrière les buissons, il y a eu du passage, étrangement des feuilles d’artichaut parsèment notre ancien campement. Nous avons apporté des cartons frais. Dans la nuit, un bruit de forte respiration dans mon demi sommeil me fait immédiatement penser à un gros animal genre sanglier…non, il n’y a pas d’animal, c’est l’un de nous qui ronfle fortement. La nuit se passe sans encombre et nous faisons en sorte de ne laisser aucune trace de notre passage. Plus tard, petit-dejeuner dans une résidence de l’Armée du Salut: convivial. Dernier cercle de la parole et de l’écoute dans un square du 19eme avant de nous quitter vers midi. Chacun a vécu la retraite d’une façon différente, mais tout le monde semble-t’il a été touché et sans doute un peu transformé. Pour certains, la retraite est une incitation à s’engager de manière encore plus pragmatique pour améliorer le sort de celles et ceux que nous avons pour un temps côtoyés. Pour d’autres, la retraite est une étape importante dans un cheminement spirituel. Pour d’autres encore, elle a touché un endroit intime, là où en nous les émotions se forment et disparaissent, en donnant une perspective différente à ce que nous sommes. Pour moi, c’est un peu tout cela, comme un chamboulement, une possibilité de disparaître, d’être moins barricadé par mes jugements, plus accessible, plus tolérant : un goût étrange de liberté.

Le site de l’association Zen voie du Coeur qui organise les retraites de rue

Les sites de Zen Peacemaker Oder, l’organisation fondée par Bernie Glassman qui organise des retraites de rue dans le monde et d’autres retraites « bearing wittness » à Auschwitz et dans d’autres lieu où il y a eu des massacres.

zenpeacemakers.org
zenpeacemakers.eu